Portrait: Elisabetta Gaspard, cheville ouvrière de Cap Moderne

Portrait d’Elisabetta, qui a participé depuis le début à l’aventure de Cap Moderne et à la sauvegarde de la mémoire architecturale de ce site d’exception, que rien ne garantissait d’intégrer le Patrimoine mondial de l’Unesco. Elisabetta a particulièrement oeuvré à la reconnaissance internationale du cabanon et de l’héritage de la collaboration Corbusier/Barbéris. Portrait réalisé par Sarah Lourme.

« La machine à habiter », causerie avec Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon (JPO 12 juillet 2025)

Captation de la vidéo de la causerie avec Pierre Cassou-Noguès, philosophe et écrivain, et Gwenola Wagon, artiste, autour de la « machine à habiter », concept de Le Corbusier repris dans leur récent essai Les Images Pyromanes (UV éditions, 2025): une variation qui nous mène de l’architecture… à l’IA.

Ouverture « Journées nationales de l’architecture », 18 octobre

18 octobre – Ouverture de la Villa Barbéris, labellisée architecture contemporaine remarquable.


L’architecte Guy Rottier s’est vu confier par Le Corbusier à la fin des années 40 la direction du chantier de l’Unité d’Habitation de Marseille ; il y rencontre Charles Barberis, dont l’entreprise est chargée du lot menuiserie.
En 1961, Barberis commande à Rottier une maison familiale moderne, accompagnée d’un logement pour le gardien, un autre pour les amis, et un vaste garage. L’architecte qui travaille encore sous l’égide du maître conçoit alors une villa profondément influencée par le travail du Corbusier, à la fois sur un plan esthétique, fonctionnel et structurel. Les plans réalisés par Rottier sont régulièrement visés et approuvés par Corbu, ce qui fait de la Villa Barbéris une illustration très parlante du style corbuséen. Rottier ajoute sa patte (par exemples, les jeux de colonnes, à la place des fameux pilotis, les avancées très audacieuses de la façade, comme en lévitation). Il effectue un travail de détail et de finition (banches, pans coupés des allèges, colorimétrie, rapports des volumes).

  • Projection du film « L’architecte et le menuisier » de Jean-Louis André (15h)
  • Présentation par Zina Mahfoufi du portrait à quatre mains de Le Corbusier réalisé à la villa Barbéris par les peintres niçois John Mejia et Guillaume Cavalier
  • Visite commentée (16 h)
    Inscription: associationvillab@gmail.com 

Ouverture « Journées européennes du patrimoine »

La Villa Barbéris rouvre ses portes au public le 21 septembre à l’occasion des Journées européennes du patrimoine, en partenariat avec la ville de Villeneuve-Loubet.

Deux rendez-vous incontournables pour découvrir l’histoire et l’architecture moderniste :

🏰 Château des Baumettes – Espace Culturel André Malraux – 10& 11h

🎬 Projection du film documentaire : L’Architecte et le Menuisier (Jean-Louis André, 2015, 54’)

Plongez dans la rencontre improbable entre Le Corbusier, architecte de renommée mondiale, et Charles Barbéris, menuisier corse, sur le chantier de la Cité Radieuse de Marseille.

🏡 La Villa Barbéris – 15h & 16h

👩‍💼 Isabelle Barbéris vous ouvre les portes d’une villa moderniste unique, conçue par Guy Rottier en 1961 pour son grand-père, Charles Barbéris.

📩 Entrée libre sur réservation : service-culturel@villeneuveloubet.fr (places limitées)

Le modulor monumental de la Villa Barbéris

« Prendre la stature humaine comme champ d’émanation de rapports harmoniques, mathématiques, infiniment et presque indéfiniment combinables. » (Le Corbusier)

Pour en finir avec le « plan paralysé de la maison de pierre », Le Corbusier met au point, en 1945, le Modulor, système de proportions à la fois organique et mathématique, fruit des recherches qu’il mène depuis vingt ans. Il le détermine d’après les mesures du corps humain. Abandonnant les formes géométriques préétablies, l’architecture met en jeu une multiplicité de mesures corporelles qui résonnent entre elles.

Pièce monumentale, Corbu fit don à Barbéris d’un modulor en panneaux de bois polychrome, en remerciement de son travail (1954, env). Sa destination première était la menuiserie de Charles Barbéris, où le modulor devait être installé afin de célébrer in situ le travail ouvrier.

Il a été cédé au Centre Pompidou – Musée national d’art contemporain, et figure dans l’exposition permanente. Courtesy: Barbéris.

Corbu, Barbéris et le cabanon

Lors d’un séjour dans la villa E1027 conçue par Eileen Grey et Jean Badovici, ami de l’architecte, Le Corbusier fait la connaissance de Thomas Rebutato qui vient de construire, à proximité, une guinguette : L’Étoile de mer.

En 1951, Thomas Rebutato permet à Le Corbusier de construire un cabanon accolé au restaurant. L’architecte confie sa réalisation à Charles Barberis, un menuisier corse qui préfabrique les éléments en bois à Ajaccio et les monte sur place.

Le Cabanon est l’aboutissement des travaux de Le Corbusier sur l’espace de vie rationnel et fonctionnel réduit à son minimum. Il est conçu sur les mesures du Modulor.

Le film

« C’est l’histoire de la rencontre improbable entre Le Corbusier et Charles Barbéris : le premier est un architecte célèbre dans le monde entier, le second un menuisier qui travaille pour les notables d’Ajaccio. Après avoir réalisé avec succès fenêtres, portes et mobilier (rangements, cuisine, meubles) des trois célèbres unités d’habitation, le « cabanon » que l’architecte lui commande pour passer ses vacances d’été va projeter le menuisier dans l’intimité du maître de l’architecture moderne.
Le rencontre a lieu juste après-guerre sur le chantier de la Cité Radieuse de Marseille, première d’une série de gigantesques unités (chacune de plus de 300 logements) que va construire Le Corbusier. Barbéris, qui a été naturalisé francais pour acte de Résistance et aspire à une promotion sociale, parvient à obtenir auprès du ministre de la Reconstruction lui-même, la caution qui lui permet de prétendre à un chantier public d’une telle envergure. Outre les chantiers des deux unités qui vont suivre, le « cabanon » est l’occasion pour lui de mettre en œuvre le même soin dans la construction et le choix du bois. Comme il l’avait fait pour les unités d’habitation – prototype de trois logements grandeur nature dans l’enceinte de son entreprise -, Barbéris monte le cabanon entièrement dans son atelier pour en contrôler l’exécution, le démonte et l’expédie à Roquebrune-Cap-Martin. Fort de ses succès, le menuisier décide de s’installer sur le continent, à quelques mètres de là. Convié dans le cercle des intimes, le menuisier prend l’habitude de déjeuner avec le maître sur la terrasse du cabanon. C’est là qu’il va filmer les dernières images de l’architecte, quelques jours avant sa fin tragique en Méditerranée. »
(Achille Racine – Images de la culture)

Documentaire réalisé par Jean-Louis André, 2015, 52 minutes, pour France Télévisions.

Extrait:

Charles Barbéris, une épopée politique, industrielle et sociale

Charles Barberis est né à Acqui Terme, petite ville de l’Italie du Nord proche de Turin, le 31 mars 1908. Il était le tout dernier d’une fratrie de sept frères et sœur. Sa mère mourut alors qu’il n’avait que deux ans et lui-même n’ira à l’école que jusqu’à l’âge du cours élémentaire avant d’être mis en apprentissage à Gênes où il apprit le métier d’ébéniste. Son père tenait un débit de vin à l’enseigne « la Guinguetta », rue Gallileo Ferraris, ce qui valut à Charles d’être régulièrement commis au lavage des bouteilles vides.

Il adhère en 1925 au parti communiste italien et milite activement contre la montée du parti fasciste. En 1926, alors que Mussolini règne sur l’Italie depuis octobre 1924, Charles dont les sympathies communistes lui avaient déjà valu d’être inquiété par les sbires du Duce, quitte Gênes et trouve refuge à Nice où il parvient à s’employer comme menuisier dans une échoppe du boulevard Gorbella, proche du stade du Ray. Il y demeurera jusqu’en 1930 et continuera de militer dans les mouvements républicains français, malgré les préjugés dont tous les immigrés italiens faisaient l’objet de la part de nos compatriotes de l’époque.

Il quitte Nice en 1930 pour la Corse et travaille comme journalier pour l’entreprise Demedardi, vente de charbon de bois. En 1935, à force de travail et d’économie il acquiert une petite parcelle de terrain sur la route des Sanguinaires, pratiquement à l’endroit où allait se dérouler 9 ans plus tard le débarquement des troupes alliées. Il y construit de ses propres mains un cabanon en bois qui demeurera tel quel jusques après la Libération, avant d’être démoli et remplacé par une villa.

        Son voisin de l’époque est Louis Napoléon Mattei, qui possédait lui aussi une petite construction de loisir mitoyenne, et avec qui il se liera de profonde amitié. C’est L.N. Mattei qui l’aidera à s’installer définitivement à son compte comme menuisier ébéniste et qui interviendra, avec d’autres, pour obtenir sa libération en 1943, après son arrestation par la police politique italienne (l’OVRA) en janvier 1943 (voir plus loin).

Création d’un premier atelier en 1930, 3, montée Saint Jean (ex 81 cours Napoléon

        En 1936 (ou 1937), il loue un local en rez-de-chaussée d’un immeuble situé au 3, montée St Jean (anciennement 81 Cours napoléon), ainsi que l’appartement du 1er étage, situé juste au dessus, et y installe son premier atelier artisanal. Le local existe toujours (ancien magasin de meubles). C’est là qu’il réalise ses premières créations: fauteuils, tables et buffets en chêne et châtaigner massif. Une partie de ce mobilier a équipé les salons du café à l’enseigne « Nord-Sud » (propriétaire : François Santarelli) jusques dans les années soixante. La montée Saint Jean était à l’époque une voie tranquille, bordée à droite de villas bourgeoises et longeant à gauche une belle orangerie qui dominait la baie d’Ajaccio. L’orangerie fut détruite dans les années 1952 pour y réaliser un programme d’HLM.

L’atelier de la montée St Jean (1946?). « Menuiseries Modernes Barberis – téL. 773 » On aperçoit au fond les orangers du jardin de la villa du docteur Desmot. Les trois personnages sont assis sur des billes de chêne provenant des forêts locales. au-dessus :: l’appartement du premier étage où vivait Charles Barberis et sa famille.

Le militant républicain et le philanthrope

        C’est à cette époque (1936 ?) qu’il se lia d’amitié profonde avec François Bartoli, héros de Verdun, homme de culture et grand humaniste, président (« vénérable ») de la loge maçonnique « Emancipation Ajaccienne » du Grand Orient de France. François Bartoli devint rapidement le mentor de Charles et lui enseigna la laïcité, la liberté de conscience, la tolérance et la citoyenneté, en un mot la République. A cette époque, Charles Barberis dévore tout ce qui lui tombe sous la main : l’encyclopédie autodidactique Quillet, Voltaire, Proudh’on et surtout le Contrat Social de Jean Jacques Rousseau qui le marquera profondément. En juin 1940, alors que le régime de Vichy se met peu à peu en place, il adhère clandestinement à la franc-maçonnerie républicaine dont il atteindra le grade de maître en 1947.

        Mais Charles Barberis n’oubliait pas pour autant ses amis demeurés en Italie. Il décida de les sortir de cette prison et leur proposa de le rejoindre à Ajaccio, pour travailler à ses côtés dans l’atelier qu’il avait créé au 81, Cours Napoléon et qui connaissait de plus en plus de succès. Ainsi s’installèrent avec lui, dès 1937, certains pour ne pour ne plus jamais le quitter, d’autres pour de longues années de collaboration, les Corsini, Collina, et bien d’autres… Ils furent bientôt une dizaine, dont plusieurs exilés politiques volontaires, fuyant le régime italien, à travailler ainsi dans l’atelier de la montée Saint-Jean. Pour les plus démunis, Charles Barberis avait aménagé trois logements de fortune à l’arrière de l’atelier, à l’abri des regards indiscrets, dans un espace qui donnait à l’époque sur la cour intérieure de l’immeuble, avec issue de secours par le potager.

Il logeait, quant à lui, dans l’appartement situé au 1er étage de l’immeuble, juste au dessus de l’atelier. De 1938 à 1947, cet appartement fut le lieu de réunion, d’abord ouvert, puis clandestin, des ses amis républicains, ce qui valu à l’appartement d’être maintes fois mitraillé par les milices, vichystes ou autres, qui circulaient sur le cours Napoléon. (on se souvient des nombreux impacts de balles dont la façade de cet immeuble avait conservé la trace jusqu’après 1970), et à Charles Barberis d’être arrêté à deux reprises par la police politique italienne en 1943 (voir plus loin).

         En 1956, il fera donation, à titre gratuit, de cet appartement et de son mobilier à la veuve de François Bartoli qui, du fait du décès de ce dernier, ancien surveillant général au Lycée Fesch, venait de perdre son logement de fonction. Angèle Bartoli occupa cet appartement jusques très tard, dans les années 1980.

Le premier atelier (1935-1947)
L’arrière salle de l’atelier servait de logement aux exilés italiens, puis de refuge durant l’occupation.

       Les années de plomb : 1940-1943

        Charles Barberis épouse Delleda Venturi, jeune et belle immigrée italienne, en juillet 1942. Le 11 novembre 1942, les troupes italiennes (80.000 hommes) occupent la Corse qui jusqu’alors était administrée par le gouvernement de Vichy.

        Dès le lendemain commencent les arrestations des opposants au régime. Charles Barberis figure sur leur liste, comme ancien communiste, républicain  et franc-maçon à la loge « Emancipation Ajaccienne » (dont outre François Bartoli, André Salini et François Santarelli furent tour à tour présidents –« vénérables »). Il est ainsi arrêté une première fois le 19 janvier 1943. Il est transporté immédiatement à la prison de Bastia pour interrogatoire. Il y demeurera jusqu’au 15 février 1943, ses amis L.N. Mattei et François Bartoli réussissent à le faire libérer.       

En juin 1943 la situation se durcit, 14.000 soldats allemands de la brigade SS Reichführer débarquent en Corse. La répression contre les résistants se fait plus vive (c’est en ce mois de juin 1943 que Jean Nicoli est arrêté par l’OVRA, la police politique italienne – il sera fusillé quelques semaines plus tard).

  Le 16 juin 1943 l’OVRA effectue une deuxième descente au 81 du cours Napoléon vers 2 heures du matin, alors que Charles Barberis travaillait encore dans son atelier. Il se laisse arrêter sans résister car au fond de l’atelier sommeillent et se cachent trois exilés. Sa femme Delleda et son fils de 2 mois sommeillent également au premier étage.

        Il est mené dans un premier temps à la prison d’Ajaccio et dirigé le 11 juillet 1943 sur le camp d’internement de l’Ile d’Elbe. Il s’en évadera avec six autres de ses camarades (dont Jean Cesari et le médecin de Moca Croce) le 25 septembre 1943. Les évadés parviennent en effet à s’emparer d’une barque à rames et, après 36 heures de mer, réussissent accoster entre Miomo et Erbalunga au nord de Bastia.

        Charles est de retour à Ajaccio le 27 septembre 1943 alors que la ville s’est libérée toute seule de l’occupant le 8 septembre précédent. Il prend part aux derniers combats libérateurs jusqu’au 5 octobre 1943.

Le 22 décembre 1945, le Général de Gaulle accorde par décret la nationalité française à Charles Barberis.

Décret de naturalisation pour actes de résistance, 1945

 Premiers travaux et installation aux Salines

        Cette situation nouvelle va lui permettre désormais de soumissionner à tous les marchés publics. Les commandes affluent : bâtiments administratifs, locaux commerciaux, écoles qu’il s’agit de construire, de rénover ou d’équiper en mobilier moderne et fonctionnel. Charles Barberis se voit confier la plupart de ces travaux. L’un de ses premiers chantiers administratifs sera la rénovation et l’équipement de l’école primaire Saint Jean (derrière l’ancienne manufacture de tabac).

Saint Sylvestre 1945. Ch. Barberis et sa jeune épouse Delleda Venturi. Salons du palais Lantivy (ou Hôtel Solférino?)
François Bartoli, l’ami de toujours, décédé vers 1956? Combattant  de Verdun , grand invalide de guerre,  militant laïque et républicain, photographié ici vers 1947 dans le bureau qu’il occupait en tant que surveillant général, au Lycée Fesch d’Ajaccio.

        L’atelier du 81 cours Napoléon devient alors trop petit pour répondre aux besoins.

L’ancienne scierie des Salines
Au fond : la colline de Pietralba.

En 1946, en association avec Antoine Perrino, il fait l’acquisition auprès des consorts Moretti et d’autres riverains, d’une parcelle située aux Salines, actuellement rue de Pietralba. Sur cette parcelle était édifiée une ancienne scierie de Lariccio ainsi qu’un petit hangar attenant à usage de remise, de salle d’outillage et de garage de véhicules.

En moins de deux ans, Charles Barberis va transformer cette première installation pour en faire un vaste atelier de menuiserie.

Séchage à l’air libre des planches de Lariccio après sciage. On remarquera la présence de deux rails enfouis dans le sol : ils marquent le passage du chariot qui transportait la grume vers l’atelier de sciage. Sur la photo : Antoine Perrino, un temps associé.

Il conservera la scierie, dégagera une aire pour le séchage à l’air libre des planches et des chevrons, édifiera un local à l’emplacement de la remise et y installera les premières machines à bois, créera de toute pièce une salle de montage, une salle d’outillage, une salle de fabrication de colle à bois, une halle de stockage des ouvrages terminés.

En 1952, ce qui était une installation vétuste est devenue le premier atelier moderne de menuiserie de Corse.

Près de 50 ouvriers menuisiers et ébénistes y sont employés et autant sur les chantiers. Pour loger ses nombreux personnels, il loue aux consorts Moretti et aux habitants du voisinage plusieurs logements, transforme définitivement la partie arrière de l’ancien atelier de la montée Saint Jean –celui-là même où il avait hébergé et caché ses amis politiques du temps de l’occupation- en logements de fonction. Y vivront durant plusieurs années diverses familles dont les Collina, ainsi que des exilés alsaciens (les Rosich).

L’atelier des Salines vers 1952
Entrées du personnel et des visiteurs
On distingue sur la droite les installations d’étuvage du bois.
A gauche : le bâtiment des études réalisé selon croquis du Corbusier, au Modulor.

1947 – 1950 : la première bataille de Marseille – la Corse à l’honneur

        En 1947, François Billoux ministre (PCF) de la reconstruction et de l’urbanisme au sein du gouvernement provisoire du Général de Gaulle confie à l’architecte Charles-Edouard Jeanneret dit LE CORBUSIER la mission de réaliser un premier immeuble collectif à Marseille, boulevard Michelet, destiné à reloger les prolétaires et les mal logés du Vieux-Port: ce sera la Cité Radieuse, un bâtiment de  337 logements sociaux.

La Cité radieuse de Marseille

Charles Barberis se sent techniquement et industriellement assez solide pour participer à l’effort de reconstruction national. Lui qui n’a jamais rencontré le Corbusier et n’est jamais sorti de son île, décide de participer à l’appel d’offres pour tout ce qui concerne les ouvrages en bois, intérieurs et extérieurs. En 1948, Après une dure compétition, il est déclaré adjudicataire du lot menuiserie.

Le chantier est colossal, surtout pour les techniques de l’époque. L’immeuble doit être livré en 24 mois, or il faut tout inventer, tout redessiner, tout industrialiser. Le bois fait défaut, la colle à bois fait défaut, les clous, la visserie, la quincaillerie font défaut. Comment parvenir à fabriquer en si peu de temps des ouvrages pour des centaines de logements et leur faire traverser la Méditerranée sur des cargos qui tombent plus souvent en panne qu’ils ne naviguent ?

Mais un nouvel obstacle, financier celui-là, se présente devant l’industriel d’Ajaccio : il doit, avant d’être déclaré définitivement adjudicataire fournir une caution bancaire égale à 10% du montant du marché. Le marché étant énorme (l’équivalent de 20 millions d’€ actuels), la caution l’est à proportion. Or le réseau bancaire corse est à l’époque inexistant et aucune banque continentale ne veut cautionner un industriel corse qui apparaît au mieux comme un inconscient, au pis comme un matamore.

Charles Barberis contacte tous ses amis de l’époque : Brancaleoni, Salini, Santarelli, Biancamaria, LN Mattei, Giorgi…. et leur demande d’intervenir pour qu’une caution lui soit délivrée ou que le ministère de la reconstruction renonce à celle-ci. En vain. En 1948, il demande et obtient une audience du nouveau ministre de la reconstruction, Eugène Claudius-Petit, visionnaire et fervent admirateur des théories corbuséennes. Le courant passe immédiatement entre les deux hommes. Un accord est trouvé : Charles Barberis établira un chèque de 20 millions de francs de l’époque (ce qui représente d’aujourd’hui environ 1 million d’€), mais ce chèque ne sera mis en circulation qu’en cas de défaillance de l’entreprise. Barberis accepte la condition, signe le chèque qu’il remet au représentant de l’état : il a son chantier, il va pouvoir démontrer que, bien qu’étant insulaire, il peut réaliser un travail aussi parfait que s’il était installé sur le continent.

1948 : Prototype des menuiseries pour la Cité Radieuse Marseille, exposé dans l’atelier des Salines
avant mise en fabrication de série.

Dès son retour à Ajaccio, le bois continental étant quasiment impossible à obtenir venir, il prend une troisième décision : les menuiseries seront fabriquées en bois local : chêne et châtaigner de Corse. Mais il n’existe dans toute l’Île à cette époque aucun stock suffisant de bois sec dans chacune de ces deux essences pour garantir l’approvisionnement. Qu’à cela ne tienne : on construira une étuve à bois sur le site d’Ajaccio, et comme le fioul est aussi difficile à se procurer que le bois d’œuvre, cette étuve brûlera les déchets de bois de menuiserie : le recyclage des déchets industriels est né à cette époque à Ajaccio. Charles Barberis s’investit corps et âme pour gagner son pari fou. Mais rien ne l’arrêtera. Le chantier, magnifique, est livré dans les délais prévus. Les ouvrages sont exactement conformes à ce qui était demandé. Soixante ans après, ces ouvrages sont quasiment dans l’état dans lequel ils ont été livrés et mis en place.

        Courant 1948, le premier prototype d’ouvrage est prêt, qui précède le lancement industriel. Les trois architectes de l’opération, Le Corbusier (architecte en chef), André Wogensky (architecte délégué) et Guy Rottier (architecte gros œuvre) ne tarissent plus d’éloges sur le petit industriel corse que le ministre Claudius-Petit leur avait choisi.

        En 1950 (ou 1951), lors de la réception de l’ouvrage, le représentant de l’état restitue à Charles Barberis le chèque de la caution qu’il avait signé 2 ans auparavant. Un petit artisan corse devenu industriel avait démontré qu’il était possible de produire en Corse des ouvrages de bonne qualité et de les livrer sur le continent en respectant délai et cahier des charges. La Corse par Charles Barberis interposé avait gagné une première bataille industrielle.

1951-1955 :Un pari encore plus fou : la Cité radieuse de Nantes-Rézé

En 1951, un an à peine après la livraison de l’ouvrage de Marseille, Charles Barberis est sollicité pour la construction d’une deuxième Cité Radieuse à Nantes – Rézé. Pari encore plus fou que le précédent : non seulement il fallait aller plus loin dans les terres en traversant la mer, mais il fallait faire mieux qu’à Marseille.

Chantier de la Cité radieuse de Nantes

Le Corbusier n’était pas en effet pleinement satisfait des solutions techniques de menuiseries extérieures et intérieures que l’ingénieur Bodiansky avait conçues, car peu appropriées pour des immeubles de si grande hauteur. Il trouvait les menuiseries extérieures trop grêles, peu étanches. En outre, il voulait à l’occasion de ce deuxième chantier mettre pleinement en œuvre sa théorie du « pan de verre », véritable mur de bois et de verre qui sera à l’origine du concept de « mur rideau ».

Vers la fin 1951 il en parla à Charles Barberis et lui demanda s’il pouvait, avec l’aide de son collaborateur André Wogensky, résoudre cette difficulté majeure : concevoir et produire des ouvrages de grandes dimensions, parfaitement étanches à l’air et à l’eau, ainsi que des mobiliers intérieurs totalement intégrés à l’architecture corbuséenne. Pour y parvenir Barberis ne voit qu’un moyen : fonder un bureau d’études spécial et élever un immeuble provisoire, sorte de « modèle réduit grandeur nature » de ce qui sera réalisé à Nantes, et sur lequel seront testées toutes les solutions avant de les valider.

Bureau d’étude spécial crée en 1951 à Ajaccio-Salines
pour les mises au point des ouvrages de Nantes Rézé.  

Le Corbusier et Wogensky ne comprenaient pas ce que Charles Barberis signifiait par « modèle réduit grandeur nature». Ce concept leur paraissait étrange et contradictoire : comment pouvait-on espérer réaliser, à Ajaccio qui plus est, un « modèle réduit » d’un ouvrage si considérable, et qui fût un même temps « grandeur nature ». Peu convaincus, ils acceptent néanmoins de faire confiance au Corse. Charles Barberis allait leur démontrer que cela était possible.

Ajaccio, mai 1952. Le « modèle réduit grandeur nature»
imaginé par Charles Barberis pour répondre à la demande de Le Corbusier
pour la conception et la mise au point des « pans de verre » et de mobiliers intégrés destinés à équiper la Cité Radieuse de Nantes – Rézé
Ce furent en tout 6 appartements en bois « grandeur nature »
qui furent réalisés à Ajaccio à cette fin.
Ces ouvrages furent démantelés en 1954
Photos prises vers mai 1952, avant la venue du « Corbu » à Ajaccio.

13 juin 1952 : Le Corbusier et Wogensky à Ajaccio

        En mai 1952, après d’innombrables essais et mises au point, la plupart des problèmes techniques sont résolus. Mais il a fallu tout repenser, car dans la conception corbuséenne, l’ouvrage de menuiserie est à l’équivalent de l’ouvrage de maçonnerie. Ce n’est pas un accessoire de la construction. C’est un élément central qui capte la lumière et la guide dans tout l’appartement. Elle doit être largement ouverte sur l’extérieur et en contrepartie doit être aussi étanche que possible pour résister aux fortes rafales de vent des étages supérieurs.

 Charles Barberis, aidé de Wogensky pour la conception, de Chouvelon pour la mise au point des nouvelles quincailleries, d’Edouard Gritti pour la conception des nouveaux outillages à bois, parvient à trouver une solution optimale et réalise pour chaque ouvrage un prototype qu’il installe dans la structure en bois qu’il a fait édifier aux Salines, ce qu’il appelait son « modèle réduit grandeur nature » (voir photos pages précédentes).

        Le 13 juin 1952, Le Corbusier atterrit à Ajaccio pour la première fois. Il va pouvoir se rendre compte par lui-même de l’ampleur du travail accompli. Un vin d’honneur l’attend dans les ateliers, vin d’honneur auquel Charles Barberis a voulu associer son personnel autant que les notables de la ville.

        C’est François Bartoli, l’ami de toujours, qui prononce le discours de bienvenue. Puis c’est le tour de Wogensky. Enfin c’est le tour du Maître. L’accord est total. Il ne reste plus qu’à lancer les fabrications.

L’arrivée à Campo dell’Oro, 13 juin 1952. De gauche à droite, L.N Mattei, Barbéris, Corbu, François Bartoli

 

Le cabanon du Cap Martin : un bijou de menuiserie (1952)

Dès les années 50, Le Corbusier avait décelé en Charles Barberis un grand de la menuiserie de bâtiment. C’est pourquoi il n’hésita pas à lui confier la réalisation d’un projet qui lui tenait à cœur : mettre au point et équiper une cellule de base dont la dimension serait issue du Modulor (3,66 m x 3,66 m au sol) et qui pourrait être dupliquée en grande série, soit pour un usage à l’unité, soit pour un usage multiple.

Sculpture Modulor offerte par Le Corbusier à Charles Barberis  en remerciement de son apport conceptuel et technique
dim : 246 x 135 x 34

Le Corbusier trouva alors intéressant d’adapter les solutions techniques développées par Charles Barberis à l’occasion du travail sur la Cité Radieuse de Nantes et lui proposa de réaliser dans ses ateliers d’Ajaccio, à partir d’un plan rapidement dressé, une première cellule de base dont il comptait faire sa propre résidence de vacances, depuis qu’il n’occupait plus la villa d’Eileen Gray et de Jean Badovici à Cap Martin.

Charles Barberis réalisa parfaitement le travail et le Corbusier mesura pleinement la qualité de l’ouvrage lors de sa visite du mois de juin 1952 à Ajaccio. En juillet 1952, le cabanon qui occupait l’essentiel du hall d’exposition aux Salines, est démonté, livré à Cap Martin et remonté sur place en août 1952.

Ce cabanon, devenu propriété du Conservatoire du littoral et classé à l’inventaire des monuments historiques, inscrit en 2016 au Patrimoine mondial de l’UNESCO, est reconnu unanimement comme étant un « bijou de menuiserie », ainsi que l’admettait lui-même Le Corbusier dans plusieurs lettres manuscrites, dont l’une adressée le 4 septembre 1958 à « son ami » Charles Barberis.

Pour ne pas oublier les hommes qui ont construit de leurs mains ce « bijou de menuiserie » : debout, à gauche, Guy Corsini; debout, à droite, « Sauveur »; au centre accroupi (2ème ligne), Collina.

                                                                          

Les années 1955 – 1960

En 1954, Charles Barberis ouvre un deuxième atelier de menuiserie à Villeneuve-Loubet, près de Nice, mais continue à exploiter l’établissement d’Ajaccio qui connaît un succès croissant : Lycée d’Ajaccio, Lycée de Bastia, Lycée de Corte, Hôpital d’Ajaccio, Gare Maritime Orsetti, Immeubles Pico, etc…

        Claudius Petit n’est plus ministre de l’Urbanisme et de la reconstruction depuis 1953, mais cela n’empêche pas Le Corbusier d’imposer son menuisier préféré pour la réalisation d’une troisième cité radieuse, celle de Briey en Forêt qui reprendra à l’identique toutes les solutions techniques développées pour Nantes Rézé.

Cependant, fort de l’expérience acquise à Nantes Rézé, la fabrication se fera pour l’essentiel à Villeneuve Loubet. L’atelier d’Ajaccio conservera néanmoins la réalisation de certaines parties d’ouvrages. Comme pour les deux autres chantiers, celui de Briey en forêt se déroule parfaitement. L’immeuble est livré en décembre 1957 ( ?).

1965 : disparition de Le Corbusier – Fin de l’épopée

Le 27 août 1965 Le Corbusier disparaissait par noyade, alors qu’il prenait son bain matinal dans les eaux de Cap Martin.

Charles Barberis l’avait rencontré pour la dernière fois 14 jours auparavant. 

Delleda Barberis, à laquelle il était très attaché et qui l’avait secondé toute au long de cette épopée corse, s’éteignait à son tour le 30 décembre 1966, à l’âge de 42 ans, des suites d’une erreur de diagnostic médical.

Mais déjà dans une lettre au ton très intimiste qu’il adressait à Charles Barberis le 22 mai 1958, et dans laquelle il commandait un coffrage pour réaliser la couverture de la tombe où son épouse Yvonne, décédée en octobre 1957, Le Corbusier envisageait ouvertement sa propre disparition par noyade. « Ce couvercle, écrit-il ainsi le 22 mai 958 à Charles Barberis, permettra de déposer à l’intérieur l’urne de ma femme, et éventuellement la mienne, si je ne gis pas un jour au fond des mers ».

Très affecté par ces deux disparitions, Charles Barberis n’en continua pas moins à diriger ses entreprises. Mais les temps avaient changé. L’époque des industriels et des architectes visionnaires avait passé. L’exigence de la belle ouvrage avait laissé la place à l’exigence du prix de revient. Le temps était désormais aux managers, aux financiers, aux promoteurs. Ce n’était plus le monde du dernier grand de la menuiserie.

Charles Barberis s’éteignit le 31 octobre 1980 à son domicile d’Ajaccio.

Nécrologie. Nice-Matin Corse, 11 décembre 1980.

Mémoire conçu et rédigé par François Barbéris. MAJ 2022.